« J’allai donc ce matin au Louvre; mais avant d’arriver à l’atelier du peintre de M. de Serbellane, je m’arrêtai dans la galerie des tableaux; il y en avoit un qu’un jeune artiste venoit de terminer [Le Marcus Sextus de Guérin.]: il me frappa tellement, qu’à l’instant où je le regardai, je me sentis baignée de larmes. Vous savez que de tous les arts, c’est à la peinture que je suis le moins sensible; mais ce tableau produisit sur moi l’impression vive et pénétrante, que jusqu’alors je n’avois jamais éprouvée que par la poésie ou la musique. Il représente Marcus Sextus, revenant à Rome après les proscriptions de Sylla. En rentrant dans sa maison, il retrouve sa femme étendue sans vie, sur son lit; sa jeune fille, au désespoir, se prosterne à ses pieds. Marcus tient la main pâle et livide de sa femme dans la sienne; il ne regarde pas encore son visage; il a peur de ce qu’il va souffrir; ses cheveux se hérissent, il est immobile; mais tous ses membres sont dans la contraction du désespoir. L’excès de l’agitation de l’âme semble lui commander l’inaction du corps. La lampe s’éteint, le trépied qui la soutient se renverse, tout rappelle la mort dans ce tableau; il n’y a de vivant que la douleur. Je fus saisie, en le voyant, de cette pitié profonde que les fictions n’excitent jamais dans notre coeur, sans un retour sur nous-mêmes; et je contemplai cette image du malheur comme si, dangereusement menacée au milieu de la mer, j’avois vu de loin, sur les flots, les débris d’un naufrage. Je fus tirée de ma rêverie par l’arrivée du peintre qui me mena dans son atelier; je vis le portrait de M. de Serbellane, très-frappant de ressemblance. Je demandai qu’on le portât dans ma voiture: pendant qu’on l’arrangeoit, je revins dans la galerie pour revoir encore le tableau de Marcus Sextus.»
extrait du roman »Delphine » (1802), de Mme de Staël (1766-1817)
Le retour de Marcus Sextus de Pierre-Narcisse Guérin – 1799 – musée du Louvre
Technique Huile sur toile 217 x 243 cm

source wikipédia – clic sur l’image puis sur la loupe pour l’affichage en grand format
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Pour la petite histoire…
De cette visite au musée du Louvre, un dimanche d’Avril 1982, je n’avais gardé en mémoire qu’un regard : celui de Marcus Sextus. Autant un célèbre sourire énigmatique m’avait confortée dans mon indifférence, autant ce tableau m’avait émue (moi aussi !).
Aujourd’hui enfin, je recroise ce regard…
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